mardi 10 mars 2009

Ortega y Gasset. Notes de lecture

« La vie est avant tout, vie possible ; elle est ce que nous pouvons devenir. Elle consiste donc à décider, entre les possibles, ce que nous allons être en effet. La circonstance et la décision sont les deux éléments essentiels dont se compose la vie. La circonstance – les possibilités – constitue la partie donnée ou imposée de notre vie ; nous pouvons également l’appeler le « monde ». La vie ne choisit pas son monde ; au contraire, c’est se trouver d’emblée dans un monde déterminé et irremplaçable, c’est-à-dire dans « ce » monde actuel. Notre monde est la part de fatalité que comprend notre vie. Mais cette fatalité vitale n’est pas semblable à la fatalité mécanique. Nous ne sommes pas projetés dans l’existence comme la balle de fusil, dont la trajectoire est absolument déterminée. La fatalité qui nous est échue, lorsque nous « tombons » dans ce monde – le monde est toujours « ce » monde d’à présent – est toute contraire. Au lieu de nous imposer une trajectoire, elle nous en impose plusieurs, et par conséquent nous force à….choisir. Surprenante condition que celle de notre vie ! Vivre, c’est se sentir fatalement obligé à exercer sa liberté, c’est-à-dire à décider que ce que nous allons devenir dans le monde. Notre activité de décision n’a pas un instant de répit. Même lorsque, désespérés, nous nous abandonnons à ce qu’il pourrait advenir, nous avons décidé de ne pas décider. »

Il est donc faux de dire que dans la vie, « les circonstances décident ». Au contraire : les circonstances constituent le dilemme, toujours nouveau, devant lequel nous devons prendre parti. Mais c’est notre seul caractère qui décide. »

Ortega y Gasset, La Révolte des foules. Chap. 5

« Un homme appartient intellectuellement à la masse quand, devant un problème quelconque, il se contente de penser tout bonnement ce qui « lui passe par la tête. » Au contraire, un individu d’élite se défie de ce qui se présente à son esprit, sans effort de pensée préalable : il n’acceptera comme étant digne de lui, que ce qu’il estime lui être supérieur, que ce qui exige un effort nouveau pour être atteint. » Chap. 7
« Nous retrouvons ici la différence entre l’homme sot et l’homme intelligent. Ce dernier se surprend toujours à deux doigts de la sottise ; il fait un effort pour échapper à cette sottise imminente, et c’est dans cet effort que consiste l’intelligence. Le sot, au contraire, ne soupçonne pas sa sottise ; il se croit très spirituel. De là cette enviable tranquilité avec laquelle il se complaît et s’épanouit dans sa propre bêtise…. »

« Il ne s’agit pas ici de dire que l’homme-masse soit un sot. Au contraire. L’homme-masse de notre temps est plus éveillé que celui de n’importe quelle autre époque ; il a une bien plus grande capacité intellectuelle. Mais ses aptitudes ne lui servent à rien ; en fait, le vague sentiment de les posséder ne lui sert qu’à se replier encore sur lui-même et ne pas en user. Une fois pour toutes il trouve parfaite cette accumulation de lieux communs, de préjugés, de lambeau d’idées ou simplement de mots vides que le hasard a brouillé pêle-mêle en lui ; et avec une audace que la naïveté peut seule expliquer, il tente de les imposer n’importe où. C’est là ce que j’énonçais dans le premier chapitre, comme un trait caractéristique de notre époque : non que le médiocre croit qu’il est éminent et non médiocre mais qu’il proclame et impose les droits de la médiocrité elle-même comme un droit….. »

« ….l’homme moyen a les « idées » les plus arrêtées sur tout ce qui arrive et sur tout ce qui doit arriver dans l’univers. Aussi a-t-il perdu l’habitude de prêter l’oreille. À quoi bon entendre puisqu’il a réponse à tout. Il n’est plus le temps d’écouter, mais au contraire de juger, de décider, de se prononcer. Il n’est pas de question d’ordre public où il n’intervienne, aveugle et sourd comme il est, pour y imposer ses opinions. »

….Qui veut avoir des idées doit auparavant se disposer à vouloir la vérité, et accepter les règles du jeu qu’elle impose. On ne peut pas parler d’idées ou d’opinions si on n’admet pas une instance qui les règle, une série de normes auxquelles notre prochain puisse recourri…. Il n’y a pas de culture là où il n’y a pas de principe de légalité civile auxquelles on puisse en appeler. Il n’y a pas de culture là où n’existe pas le respect de certaines bases intellectuelles auxquelles on se réfère dans la dispute. (Note : Si quelqu’un, dans une discussion ne se préoccupe pas de coïncider avec la vérité, s’il n’a pas la volonté d’être vrai, c’est un barbare, au point de vue intellectuel. C’est en fait l’attitude de l’homme-masse quand il parle, quand il fait des conférences ou lorsqu’il écrit. »)

« ….C’est pourquoi ses « idées » ne sont vraiment que des désirs liés à des mots comme les paroles sous les portées des romances musicales. »

« Avoir une idée, c’est croire qu’on en possède les raisons, et partant, croire qu’il existe une raison, un monde de vérité intelligibles. Penser, se faire une opinion revient donc à en appeler à cette instance supérieure, à s’en remettre à elle, à accepter son code et sa sentence et à croire par conséquent, que la forme la plus élevée des relations humaines est le dialogue ; c’est en effet par le dialogue que l’on discute des raisons de nos idées. »

« …on renonce à une communauté de culture, qui est une communauté soumise à des normes et on retourne à la communauté barbare. On supprime toutes les formalités normales et l’on impose directement ce que l’on désire. L’hermétisme de l’âme, qui…pousse la masse à intervenir dans la totalité de la vie publique, l’entraîne aussi, inexorablement, à un procédé unique d’intervention : l’action directe. »

Ortéga y Gasset écrivait ceci en 1920 et pensait au fascisme, au communisme et à tout ce qui s’inspirait de leur idéologies et de leur méthodes. Mais ce qu’il exprime ici est bon pour toutes les époques. Nous pouvons toujours méditer ses paroles et en tirer profit.

« Tout ceci nous amène à noter deux premiers traits dans le diagramme psychologique de l’homme-masse actuel (1920) la libre expression de ses désirs vitaux, par conséquent de sa personne, et son ingratitude foncière envers tout ce qui a rendu possible la facilité de son existence. L’un et l’autre traits compose la psychoplogie de l’enfant gâté

« Ma thèse peut donc se résumer ainsi : la perfection même avec laquelle le XlXième siècle a donné une organisation à certains domaines de la vie, est la cause de ce que les masses bénéficiaires la considèrent non pas comme une organisation, mais comme un produit de la nature. Ainsi s’explique et se définit cet absurde étât d’esprit que les masses révèlent. Rien ne les préoccupe plus que leur bien-être et en même temps elles ont coupé tout lien de solidarité avec les causes de ce bien-être. Comme elles ne voient pas dans la civilisation une invention et une construction prodigieuses qui ne peuvent se maintenir qu’avec de grands et prudents efforts, elles croient que leur rôle se réduit à les exiger péremptoirement, comme si c’était des droits de naissance. Dans les émeutes que provoque la disette, les masses populaires ont coutume de réclamer du pain et le moyen qu’elles emploient consiste généralement à détruire les boulangeries. Cela peut servir de symbole – en des proportions plus vastes et plus subtiles – à la conduite des masses actuelles vis-à-vis de la civilisation qui la nourrit. »

« Abandonnées à leur propre penchants, les masses, qu’elles soient plébéennes ou « aristocratiques » tendent toujours, par un désir de vivre, à détruire les bases de leur vie. »